Le problème de la désinformation est très ancien. Discerner le vrai du faux est souvent une tâche ardue, surtout quand la manipulation est volontaire et réalisée par des spécialistes décidés à influencer l’ environnement informationnel pour leur propres fins. La démocratie reposant sur l’ avis de ses citoyens et cet avis dépendant des informations dont ils disposent, il y a un avantage politique évident à tirer de l’ instrumentalisation de l’ information.
Il n’ est donc pas étonnant que ce type d’ exploitation remonte à la nuit des temps. Dès la Grèce antique, Thucydide se plaignait du peu d’ effort que le peuple fait dans la recherche de la vérité, préférant prendre pour argent comptant la première histoire qu’ il entend. A la même époque, les sophistes enseignent aux politiciens comment convaincre les électeurs de prendre leur parti, indépendamment de la pertinence de leurs idées. Et quiconque a dû traduire dans sa jeunesse des passages de La Guerre des Gaules se rend vite compte que cet ouvrage relève plus de la propagande politique que de la narration objective.
Aujourd’ hui, la situation est plus complexe et -en toute logique- pire que dans le passé, et ce pour trois raisons.
Tout d’ abord, les technologies digitales permettent la diffusion de l’ information à grande échelle et à moindre coût. Ensuite, les médias sociaux créent une nouvelle dynamique informationnelle dans laquelle il est à la fois possible d’ atteindre une audience massive sans filtrage préalable, mais également de diffuser ces informations sous le couvert de l’ anonymat. Troisièmement, le déluge de données générées par ces technologies rend possible le recours à l’ Intelligence Artificielle à ces fins de génération de contenu et de ciblage comme nous le verrons plus bas.
Par ailleurs, si la politique et les relations internationales constituent le terrain d’ affrontement informationnel le plus visible, certains acteurs économiques agissent de la même manière. Le point de contention étant ici souvent la toxicité ou la dangerosité de certains produits, le lieu de l’ affrontement se déplace vers le monde scientifique : études orientées, chercheurs décrédibilisés, instillation de doutes sur certains résultats défavorables, crédibilisation à travers des alliances avec des acteurs académiques ou professionnels… La saga du lien entre tabagisme et cancer, ou de celui entre énergies fossiles et réchauffement climatique sont révélatrices de ce genre de pratiques. Il faut cependant éviter ici une grille d’ analyse trop catastrophiste ou unilatérale : la grande majorité des entreprises s’ abstiennent de recourir à ce genre de pratiques; par ailleurs les associations de consommateurs et les ONG qui leur font face ne sont pas nécessairement au-dessus de tout soupçon elles non plus.
1. Architecture d’une opération moderne de désinformation
Voyons maintenant l’ architecture d’ une opération de désinformation organisée, sans encore recourir à l’ IA.
Celle-ci va débuter par la mise en place d’ une équipe chargée de la création de contenus subversifs. Pour cela, différentes techniques sont possibles. La première est de se baser sur des articles existants puis de les réécrire de manière orientée. L’ avantage est que les médias existants fournissent une source inépuisable de contenus qui peuvent en outre être filtrés en fonction de la thématique poursuivie. La seconde approche consiste à inventer une histoire de toutes pièces et la rédiger en conséquence.

Une fois le contenu créé et quelle qu’en soit sa forme (texte, image, vidéo…) il faudra s’ assurer de la publication de ce dernier sur Internet. Et c’ est ici que les acteurs et les activités se multiplient… Blogs, sites d’ information et organisations fantoches serviront de relais aux informations produites. Idéalement, les sites d’ informations et blogs mélangeront l’ information fabriquée de toutes pièces à de l’ information réelle pour ne pas trop dévoiler leur jeu. Une autre stratégie judicieuse constitue à démarrer une activité et constituer un lectorat fidèle en ne publiant que des informations réelles dans un premier temps, pour n’ introduire que plus tard des contenus fallacieux. Enfin, les organisations fantoches se présentent sous la vitrine d’ une activité publique honorable mais servent en réalité une information « frelatée ». Pour finir, l’ ensemble de ces acteurs référeront mutuellement leurs publications afin de renforcer leur crédibilité mutuelle. Un article publié sur un site d’ information sera repris par un blog (éventuellement avec des commentaires positifs) et vice-versa…les désinformeurs les plus ambitieux vont même jusqu’à créer de toutes pièces des sites d’ information imitant les médias légitimes pour servir leur contenu.
Une fois cet écosystème auto-référençant en place, reste à « pousser » l’ information vers les utilisateurs finaux. En effet, même si certains viendront d’ eux-mêmes chercher l’ information sur ces sites, afin de maximiser l’ impact il vaut mieux contacter proactivement les personnes visées soit via les réseaux sociaux, soit par le biais d’ influenceurs.
Le recours aux réseaux sociaux se fait par l’ intermédiaire de profils anonymes ou usurpés. Un profil sera construit au fil du temps et chechera à atteindre une catégorie donnée d’ utilisateurs en présentant un contenu attractif pour ces derniers, en les contactant proactivement etc… les opérations de désinformation les plus élaborées établissent différents types de messages destinés à différentes catégories d’ utiliateurs et qui « résonnent » mieux avec les préoccupations de ces derniers.
Les influenceurs jouent un rôle analogue. Il s’ agira ici souvent de personnes connues créant des contenus vidéo sur Youtube et/ou Tiktok et qui vont mentionner les contenus manipulés au cours de leurs vidéos. Il est plus difficile de créer un influenceur qu’ un simple utilisateur de réseaux sociaux mais son impact sera plus grand.
Bien sûr, ce que je décris ci-dessus constitue une opération à grande échelle et il est possible de constituer une opération plus modeste, par exemple en se réappropriant des contenus générés par des tiers.
Le but d’ une opération de désinformation n’ est pas nécessairement de pousser le public à supporter une conviction ou une idée contre une autre. L’ objectif recherché est parfois de polluer simplement la sphère informationnelle afin de semer le doute sur la crédibilité des médias et des pouvoirs publics, voire de monter les gens les uns contre les autres à des fins de déstabilisation.
2. L’ Intelligence Artificielle comme arme de désinformation
Voyons maintenant comment l’IA peut renforcer l’ opération décrite ci-dessus. Cela se fera principalement en automatisant certaines étapes du processus.
Tout d’ abord, l’ étape de création du contenu peut être fortement accélérée via l’ IA générative. Rien de plus simple que de prendre un article existant et demander à un modèle de langage de le réécrire de manière orientée. Idem pour la création à partir de rien. Quelques lignes de texte et une explication claire de l’ objectif recherché suffiront à générer un contenu suffisamment convaincant pour la plupart des internautes. Générer des images ou des vidéos manipulées est également possible via la technique des deepfakes. L’ IA générative permet littéralement de créer des « pipelines » de désinformation largement automatisés…

Ensuite l’ IA générative va permettre de créer des profils autonomes appelés bots sur les réseaux sociaux. Ils se voient attribuer des règles de comportement pour incarner une personne virtuelle et agiront et réagiront comme tels, encore une fois avec peu ou pas d’ intervention humaine. Twitter/X est notoirement sujet à ce phénomène et on y voit régulièment des bots démasqués par un utilisateur judicieux parvenant à détourner ses instructions, une technique appelée prompt injection en sécurité informatique…
Enfin, l’IA -non générative cette fois- va permettre de regrouper et d’ identifier les personnes ciblées par groupe démographique et géographique, préférences politiques et de consommation en fonction de leur comportement en ligne. Un tel profilage qui est pratique courante dans le secteur de la publicité peut également être utilisé dans le domaine des préférences politiques ou religueuses. Il ne restera alors qu’à choisir le bon message pour convaincre le citoyen ou l’ électeur indécis.
C’ est d’ ailleurs ce type de pratique qui est à la base du scandale de Cambridge Analytica qui avait détourné des informations de comportement des utilisateurs de Facebook à des fins de microciblage politique. Vous trouverez plus d’ informations ici sur cette affaire.
3. Illustration : l’ opération Doppleganger
L’ Opération Doppleganger est une opération de désinformation politique mise en place en mai 2022 par la Russie dans le but principal d’ affaibilir le soutien occidental à l’ Ukraine. Cette opération -toujours active- a pour but de répandre quatre narratifs dans la population occidentale :
- les sanctions contre la Russie sont inefficaces;
- les Occidentaux sont Russophobes;
- l’armée ukrainienne est barbare et remplie de néo-nazis;
- les réfugiés ukrainiens contituent un fardeau pour les pays qui les accueillent.
Doppleganger recourt à de faux sites d’ information qui imitent l’ apparence de médias reconnus comme Der Spiegel, Le Figaro , Le Monde et The Washington Post.
Les articles publiés par Doppleganger sont notoirement critiques du Président ukrainien Volodymyr Zelensky et ont dans le passé fait état de ses prétendues villas sur la Riviera ainsi que des goûts de luxe de son épouse, afin de les ternir à travers des insinuations de corruption… Un autre faux article faisait état d’une taxe de 1,5% sur toutes les transactions monétaires afin de financer la guerre en Ukraine. Pour ce dernier article, les faussaires n’ ont pas hésité à créer un faux site du Ministère des Affaires Etrangères français afin de rendre l’ information plus crédible.
La campagne a été démasquée par l’ EU Disinfo Lab en Septembre 2022. Vous trouverez plus d’ informations à son sujet ici.
Si l’ opération visait initialement l’ Europe, elle s’ est élargie aux Etats-Unis en 2023, et a récemment publié des images de stars américaines comme Beyoncé ou Taylor Swift soutenant un narratif prorusse ou anti-Ukrainien. Elle progage actuellement aussi de la désinformation relative au conflit entre Israel et le Hamas.
4. Réflexions
La désinformation délibérée et organisée dont je parle dans cet article n’ est qu’ une facette de la pollution informationnelle à laquelle nous sommes confrontés quotidiennement. Celle-ci comprend également les informations inutiles ou non demandées comme le spam, les informations destinées à exacerber les émotions telles que la peur ou la colère, certaines formes intrusives de publicité ou encore la mésinformation (personnes colportant de bonne foi une information incorrecte). La multiplicité de ces informations de faible valeur contribue à une surchage informationnelle pouvant amener au rejet et au doute généralisé, y compris envers les médias traditionnels.
Or l’ accès à une information de qualité est plus que jamais crucial. C’est pourquoi je suis convaincu que les médias traditionnels ont une carte importante à jouer en se repositionnant comme gardiens de l’ information correcte et objective. Si les pratiques et l’ éthique journalistique garantissent en général l’ exactitude factuelle de l’ information, il en va autrement pour le second critère : la plupart des médias suivent une ligne éditoriale particulière qui va analyser l’ information objective à travers un prisme subjectif. Prenez la même information et lisez-la dans le Figaro et dans l’ Humanité, vous n’en tirerez pas les mêmes conclusions. Mais il me semble que ceci nuit à la crédibilité des médias en les rendant acteurs du monde informationnel polarisé au-dessus duquel ils devraient s’ élever.
J’imagine donc dans l’ avenir des médias qui se réorienteraient vers un rôle de « fact-checkers » et de pourvoyeurs d’ information où les analyses seraient plus neutres et plus objectives. Il y a certainement une opportunité à saisir mais cela ne pourra fonctionner que si les médias sont perçus comme tels par le public. Il faudra que les médias communiquent sur eux-mêmes…
5. Sources et références
- Our Complicated History with disinformation, par Alicia Wanles pour Freedom to Read https://www.freedomtoread.ca/articles/our-complicated-history-with-disinformation/
- Doppleganger – Media clones serving russian propaganda, par EU Disinfo Lab le 27 septembre 2022 : https://www.disinfo.eu/doppelganger/
- Yet more evidence of Russia’s boundless immunit to spread misinformation in the EU, par EU Disinfo lab, le 11 juillet 2024 : https://www.disinfo.eu/publications/yet-more-evidence-of-russias-boundless-impunity-to-spread-misinformation-in-the-eu/
- How disinformation works and how to counter it, The Economist le 2 mai 2024 : https://www.economist.com/leaders/2024/05/02/how-disinformation-works-and-how-to-counter-it
- The Disinformation Playbook, par Union of Concerned Scientists USA, le 18 mai 2018 : https://www.ucsusa.org/resources/disinformation-playbook
- Morality and ethics should play no part : Leaks reveal how Russia’s foreign intelligence agency runs disinformation campaigns in the West, par Christo Grozev, Roman Dobrokhotov et Michael Weiss, le 4 juillet 2024 : https://theins.press/en/politics/272870
- OpenAI uncovers use of AI by Russian and Israeli groups for disinformation campaigns*, par Simone De La Feld pour EUNews le 31 mai 2024 : https://www.eunews.it/en/2024/05/31/openai-uncovers-use-of-ai-by-russian-and-israeli-groups-for-disinformation-campaigns/