Dario Amodei est le PDG d’ Anthropic, un des principaux acteurs de l’ IA générative qui a produit le modèle Claude. Il a récemment publié un texte très intéressant sur les conséquences possibles de l’ IA sur la société dans les prochaines années. Intitulé Machines of Loving Grace, ce texte, assez long et détaillé, est accessible ici.

Illustration : les Machines Gracieuses

Je trouve cet exercice très intéressant et je vais tenter d’ en résumer les principaux enseignements dans l’ article qui suit.

Le texte s’ inscrit dans une série de déclarations ambitieuses de la part des principaux acteurs du secteur, à savoir Sam Altman d’ OpenAI dans son texte The Intelligence Age ainsi que l’ interview de Demis Hassabis, PDG de Google Deepmind au Time Tech Summit 2024. Vous trouverez les liens ci-dessous en référence et si vous en avez le temps et l’ intérêt, je ne puis que vous encourager à les consulter.

Ces discussions tournent autour de la création d’ une intelligence artificielle « généraliste » (AGI en Anglais) dans un avenir relativement proche. La définition de cette AGI reste floue mais cette dernière serait globalement aussi capable et versatile qu’ un expert humain et ce dans tous les domaines, disposerait d’une capacité à agir de manière autonome dans le domaine digital voire dans le monde physique (robotique); par ailleurs, cette AGI serait en mesure de planifier et exécuter des tâches complexes pouvant demander des heures, des jours ou des semaines pour être menées à bien.

Il est frappant que l’ article de Dario Amodei suggère qu’ une telle AGI (qu’ il préfère appeler Powerful AI) pourrait apparaître à partir de 2026 dans scénario le plus optimiste. Étant donné que nous sommes à la fin de l’année 2024 et que le cycle de la recherche à la production d’une IA est d’environ 18 mois, cela implique que plusieurs directions de recherche actuelles pourraient effectivement porter leurs fruits, et il est bien placé pour savoir ce qui se passe dans ses laboratoires…

L’ article décrit avec beaucoup de clarvoyance et d’ équilibre les impacts potentiels de l’ appartition d’ une telle intelligence artificielle généraliste sur la société et sa transformation endéans les 5 à 10 ans après l’ apparition de l’ AGI. Loin des rêveries transhumanistes et de la singularité exponentielle quasi-instantanée chère à Ray Kurzweil, l’ analyse de Dario Amodei prend sobrement en compte les goulets d’ étranglement du monde physiques et les délais de transformation inhérents à chacun de ces secteurs.

De même, il écarte le scénario de l’immobilisme, selon lequel l’intelligence est paralysée par la réglementation et rien ne se passe. Au lieu de cela, il choisit une voie médiane : une intelligence d’abord limitée par toutes sortes de murs, qu’ elle s’ efforce d’ escalader et de surmonter.

Que pouvons-nous donc attendre dans les 5 à 10 ans après l’ an zéro de l’ AGI, que ce dernier soit en 2026 ou quelques années plus tard ?

1. Biologie, neurosciences et santé

L’ un des principaux obstacles à l’ accélération des découvertes biologiques est le temps nécessaire pour les expérimentations sur des cellules, des animaux ou des humains, qui peuvent durer des années. De plus, même lorsque des données sont disponibles, elles sont souvent incomplètes ou entâchées d’ incertitude, compliquant l’ identification précise d’ effets biologiques spécifiques. Ces défis sont aggravés par la complexité des systèmes biologiques, où il est difficile d’ isoler et d’ intervenir de manière prédictive.

L’ auteur souligne qu’ il veut utiliser l’ IA non pas comme un outil d’analyse de données, mais comme un chercheur à part entière qui améliore tous les aspects du travail d’ un biologiste, de la définition à l’ exécution d’ expériences dans le monde réel. Il souligne que la plupart des progrès en biologie proviennent d’ un petit nombre de percées majeures telles que CRISPR pour les manipulations génétiques ou les vaccins à ARN messager, et qu’il y a en moyenne une de ces découvertes majeures par an.

L’ IA pourrait multiplier par dix le rythme de ces découvertes, permettant de réaliser en 5 à 10 ans les progrès que les humains auraient faits en 50 à 100 ans. Des percées comme AlphaFold, qui a révolutionné la compréhension des structures protéiques, montrent d ores et déjà le potentiel de l’ intelligence artificielle pour transformer la biologie.

Cela pourrait conduire à l’ élimination des maladies infectieuses, la prévention de la plupart des cancers, la guérison des maladies génétiques et même la prévention d’ Alzheimer. Il ne considère pas les essais cliniques comme un obstacle. Les essais cliniques sont longs parce que nos médicaments sont mauvais et qu’ ils ne donnent généralement pas d’ indications claires sur leur efficacité. Cela changera si l’ IA ne produit que les médicaments les plus efficaces, avec des techniques de mesure améliorées et des critères d’ évaluation plus précis.

Dario Amodei voit un potentiel analogue dans le domaine des neurosciences, avec l’ élimination de la plupart des maladies mentales comme la schizophrénie, le stress post-traumatique ou l’ addiction à travers une combinaison de développements de nouveaux médicaments et de thérapies comportementales. La possibilité de traiter des maladies mentales ayant des causes neuro-anatomiques comme la psychopathie semble possible mais moins probable.

De tels développements -entraînant une augmentation significative de la durée de vie en bonne santé- auraient un impact positif majeur sur la sécurité sociale et son financement. Il est cependant probable que d’ autres défis apparaîtraient alors comme celui de modifier en profondeur nos infrastructures sociales, y compris les mécanismes de départ à la retraite, ainsi que d’ offrir l’ accès le plus large possible à ces technologies.

2. Aspects socio-économiques et politiques

L’ accès aux nouvelles technologies, notamment en matière de santé, ne va pas de soi. La disparité des conditions de vie entre les pays développés et les pays en développement, où le PIB par habitant en Afrique subsaharienne est d’environ 2 000$, contre 75 000$ aux États-Unis, est alarmante. Si l’ IA améliore uniquement la qualité de vie dans les pays riches, cela constituerait un échec moral majeur. L’ idéal serait que l’ IA aide également le monde en développement à rattraper les pays riches.

Cependant, Dario Amodei est moins confiant dans la capacité de l’ IA à résoudre les problèmes d’ inégalité économique, car l’économie dépend largement de facteurs humains et de la complexité intrinsèque des systèmes économiques. La corruption, omniprésente dans certains pays en développement, complique encore la tâche, mais il reste optimiste quant au potentiel de l’ IA pour surmonter ces défis.

L’ IA pourrait aussi contribuer à la sécurité alimentaire et à la lutte contre le changement climatique, des enjeux particulièrement pressants pour les pays en développement. Les technologies agricoles et les innovations pour atténuer les effets du changement climatique, comme l’ énergie propre ou l’ élimination du carbone atmosphérique, devraient aussi bénéficier des avancées en IA.

Sur le plan politique, Dario Amodei examine la question de savoir si l’ IA favorisera la démocratie et la paix, ou si elle pourrait au contraire renforcer l’ autoritarisme. Même si l’ IA réduit la maladie, la pauvreté et les inégalités, il reste la menace des conflits humains et de l’ autoritarisme. L’ auteur souligne que l’ IA pourrait tout aussi bien servir les « bons » que les « mauvais » acteurs, en particulier en matière de propagande et de surveillance, deux outils majeurs des régimes autoritaires.

Au niveau interne, l’ auteur pense que si les démocraties dominent l’ IA sur la scène mondiale, cela pourrait favoriser l’ exercice démocratique. L’ IA pourrait contrer la propagande autoritaire en offrant un accès libre à l’ information et des outils pour affaiblir les régimes répressifs, tout en améliorant la qualité de vie des citoyens, ce qui, historiquement, a tendance à encourager la démocratie. En outre, l’ IA pourrait aider à renforcer les institutions démocratiques en rendant les systèmes judiciaires plus impartiaux et en réduisant les biais humains dans les décisions juridiques. Elle pourrait également améliorer l’ accès aux services publics, renforcer la capacité des États à répondre aux besoins de leurs citoyens et réduire le cynisme à l’ égard du gouvernement. L’ idée est que l’ IA pourrait jouer un rôle central pour améliorer la transparence, l’ impartialité et l’ efficacité des systèmes démocratiques.

3. Travail et valeurs

Dans un monde où l’ IA se révèle capable de faire tant de choses, quelle valeur encore accorder à l’ éducation, à l’ effort, au travail et à la rémunération de ce dernier ?

Dario Amodei fait deux constats : le premier est que notre société est organisée de manière à traiter les déséquilibres macroéconomiques de manière progressive et décentralisée. C’est un point que j’ avais également fait dans mon article sur les risques structurels de l’ IA accessible ici. Cela ne constitue pas une garantie absolue de succès mais nous disposons à tout le moins d’ institutions représentatives et en principle capables de traiter ce genre de questions si les bouleversements ne sont pas trop rapides.

Le second est que ce n’ est pas parce qu’ une IA peut faire votre travail mieux que vous que votre travail perd sa valeur ou sa signification. Ce n’ est pas parce que vous ne courrez jamais aussi vote qu’ Usain Bolt que vous abandonnez le jogging. L’ immense majorité des gens ne sont exceptionnels en aucun domaine et cela ne semble pas les gêner outre mesure ni les empêcher de vivre ni de gagner leur vie. Par ailleurs, beaucoup de gens passent une partie importante de leur vie à effectuer des activités non-productives comme jouer à des jeux vidéos…Ce que les gens recherchent avant tout, c’est un sens de l’ accomplissement.

Et il suffit que certaines tâches restent comparativement plus difficiles pour des IA pour que les humains conservent une vraie valeur ajoutée. L’ interaction avec le monde physique restera probablement un de ces domaines, au moins dans un premier temps.

Sur le plus long terme, si des IA devaient devenir supérieures aux humains en tous points, il faudrait alors engager une discussion plus large sur notre modèle socio-économique, mais les structures sont en place pour ce faire, d’ autant plus que ces transitions devraient être progressives. La forme définitive que prendrait notre société est difficile à estimer aujourd’ hui. Mais une chose à la fois…

4. Conclusion

Ma réserve principale quant à ce texte remarquable est qu’ il ne aborde pas deux autres domaines où l’ IA peut jouer un rôle transformationnel : l’ éducation et la recherche scientifique non liée aux sciences du vivant. Quoi qu’ il en soi, l’ ajout de ces deux élements supplémentaire ne ferait que renforcer l’ impression d’ensemble qui se dégage du texte…

Je ne peux qu’ en appeler à tout le monde : prenez cela au sérieux ! Si les scénarios décrits ci-dessus ne sont pas certains, ils sont plausibles et ce qu’écrit Dario Amodei n’ est pas insignifiant, ni sans intérêt.

Nous devons en parler maintenant et réfléchir à ce à quoi notre monde pourrait ressembler dans cinq ou dix ans. Car l’ intelligence artificielle pourrait bien bouleverser nos vies bien plus vite que prévu, et nous nous trouvons ici en face d’ une transformation potentiellement plus profonde que celle que nous avons connue avec les ordinateurs ou Internet.

5. Notes et références