Cela fait quelque temps que je n’ai pas écrit de billet. Le flux incessant d’ informations inquiétantes en provenance de l’ autre côté de l’ Atlantique m’ a un peu déboussolé. Je me suis donc dit que j’ allais essayer de me ressaisir en écrivant un article sur un sujet de circonstance : la résilience numérique.

Il semble que nous nous acheminons vers une guerre commerciale entre les Etats-Unis et l’ Union Européenne. Or, les flux de services digitaux entre les USA et l’ Europe représentant une part importante de ces volumes d’ échange, on ne peut exclure que ces derniers se retrouvent pris en otage si la guerre commerciale entre les deux blocs venait à dégénérer. Notre dépendance aux infrastructures digitales et aux services en ligne américains est indéniable: la majorité des infrastructures digitales et des services en ligne utilisés en Europe sont hébergés aux États-Unis. Cela inclut les services de messagerie, les réseaux sociaux, le cloud computing, les paiements en ligne, etc…

Le scénario du pire serait une interruption du trafic digital transatlantique et/ou une suspension des services pour les clients européens, décidée par les autorités américaines et imposée à leurs entreprises privées. L’ interruption de la fourniture d’images satellites par la société américaine MAXAR à l’ Ukraine, sur décision de l’ administration américaine, préfigure ce qui pourrait se produire à plus grande échelle à l’ avenir.

Face à ces risques, la résilience numérique désigne notre capacité à continuer à fonctionner et vivre dans le monde digital malgré des perturbations des infrastructures qui sous-tendent ces services.

A quels risques sommes-nous exposés ?

Ils sont principalement de deux types.

Premièrement, une interruption des flux de données entre Europe et USA signifierait l’ inaccessibilité des données dans les datacenters américains ainsi que des services en ligne directement fournis par ces derniers. Sites web, réseaux sociaux et applications de type Software-as-a-Service seraient alors directement impactés.

Deuxième risque, une interruption de type contractuel : suspension des contrats de maintenance et de mise à jour des logiciels made in USA voire interruption des licenses. Dans ce cas ce sont les logiciels installés localement qui risquent d’être impactés , soit totalement (interruption ou non-renouvellement de licenses), soit par une lente dégradation de leurs fonctionnalités et de leur sécurité (suspension des maintenances et mises à jour).

Le matériel physique est le moins impacté : une fois que vous le possédez il sera difficile de l’ empêcher de continuer à fonctionner, mais la dépendance au matériel se fait indirectement via le système d’ exploitation et les systèmes de sauvegarde dans le cloud.

Voyons donc comment améliorer notre résilience numérique face à ces risques.

Que pouvons-vous faire ?

La réponse est simple en théorie : migrer autant que possible vers des services offerts par des entreprises européennes et hébergés dans l’ Union Européenne. En pratique, c’est nettement plus compliqué. Il faut distinguer ce qui est nécessaire de ce qui n’ est que confort et fixer ses priorités. L’ indisponibilité d’ un réseau social n’ est souvent qu’ un désagrément là où l’ interruption des services de messagerie ou de paiement en ligne posera un problème majeur.

Commençons par l’ hébergement de domaines et de sites si vous en possédez : nom de domaine, serveur DNS, hébergement des pages web et d’ adresses mail devraient être migrés vers des fournisseurs de service cloud européens comme Combell et Easyhost en Belgique, OVHcloud en France ou encore Hetzner en Allemagne.

Une difficulté particulière se pose avec les adresses mail de type hotmail ou gmail qui ne peuvent être transférées telles quelles. Il faut alors créer de nouvelles adresses mail et les utiliser pour les échanges, ce qui demande de prévenir les contacts et de les informer de la nouvelle adresse. De plus, les comptes gmail sont aussi souvent utilisés pour l’ authentification sur d’ autres sites, il faudra donc s’ assurer que vous possédez des systèmes d’ authentification alternatifs pour ces sites.

Passons à un sujet qui me tient à coeur : l’ accès aux modèles de langage comme ChatGPT ou Claude. Ceci est facile à transférer, car une alternative française de qualité existe : Mistral. J’ ai résilié mon abonnement à ChatGPT Plus pour en prendre un abonnement Mistral Pro pour un prix d’ ailleurs un peu inférieur (15 euros au lieu de 20 USD). Pour ceux qui utilisent les interfaces de programmation (API), le basculement est lui aussi assez simple.

Autre point à prendre en considération pour la résilience : les applications en ligne accessible via le Web. Difficile de toutes les citer tant elles sont nombreuses mais je vous conseille de réfléchir à celles dont la perte aurait des conséquences significatives pour vous. Je pense notamment aux applications de paiement en ligne comme Paypal, de stockage de documents comme Google Drive ou Dropbox, logistiques comme Amazon ou de transport comme Uber. Il est probablement excessif de les remplacer d’ emblée mais identifer à l’ avance des alternatives européennes -quand elles existent- n’ est pas une mauvaise idée.

Les services de messagerie instantanée sont un autre point d’ intérêt. WhatsApp, Snapchat et Facebook Messenger sont américains, Telegram est russe, Signal est américain mais hébergé en Suisse. Viber est israélien et WeChat chinois. En fin de compte, il ne reste qu’ Element et Threema qui sont européens mais pas encore très utilisés… Element est un service de messagerie instantanée basé sur le protocole Matrix qui est un standard ouvert. Threema est un service de messagerie instantanée qui est basé sur le protocole Signal mais qui est européen. Je me suis inscrit sur Element et j’ ai commencé à l’ utiliser, tout en continuant à utiliser principaleent Whatsapp. Mais je puis basculer rapidement si nécessaire.

Passons au plat de résistance : les sytèmes d’ exploitation des ordinateurs et les sauvegardes de données dans le cloud. Microsoft et Apple étant américains, non seulement il existe un risque d’ interruption des licenses mais les sauvegardes de données dans le cloud (iCloud pour Apple et OneDrive pour Microsoft) sont hébergées aux États-Unis et donc à risque elles aussi. La seule alternative réaliste est d’ utiliser Linux mais ce dernier s’ adresse plutôt aux utilisateurs expérimentés et il faudra le coupler à un service de sauvegarde de fichiers dans le cloud comme pCloud (Suisse) ou faire des copies de sauvegarde locales.

La situation pour les solutions de bureautique est plus facile. LibreOffice qui est open-source offre une alternative résiliente à Google Cloud et Microsoft Office 365. LibreOffice offre aujourd’ hui une assez bonne compatibilité des formats de fichiers malgré une interface qui reste un peu plus rustique que celle de Microsoft Office.

Terminons par les smartphones où l’ européanisation relève encore de la gageure. La seule possibilité est de choisir un système d’ exploitation open-source comme LineageOS ou GrapheneOS, tous deux dérivés d’ Android, ou Ubuntu Touch, dérivé de Linux. Mais la compatibilité avec les applications Android restera limitée. Il faudra ensuite trouver un fabricant proposant un smartphone supportant ces systèmes d’exploitation, comme OnePlus, PinePhone ou un Pixel de Google.

Plus généralement, le site goeuropean.org permet de lister des alternatives européennes pour une large gamme de produits et services. La figure ci-dessous montre une liste de fournisseurs européens pour les principaux services digitaux :

Figure 1 : Liste des principales alternatives digitales européennes (source : buy-european-made.org)

Autres élements à prendre en compte

Ces mesures de résilience digitale complètent les recommandations générales des pouvoirs publics en matière de résilience pour les autres besoins de base tels que la nourriture, l’eau potable, l’argent liquide… L’objectif est d’atteindre une autonomie suffisante, permettant aux citoyens de subsister en cas d’interruption temporaire des services essentiels, par exemple lors d’une cyberattaque grave. Voous trouverez ici un article présentant la situation actuelle du plan de résilience pour la population belge.

Un autre élément à prendre en compte est l’ alimentation électrique. En effet, la résilience digitale implique aussi que vous disposiez d’ une alimentation électrique pour faire fonctionner votre matériel informatique et recharger vos smartphones.

Pour cela, vous pouvez envisager une solution de stockage d’ énergie dans une batterie qui peut être alimentée par différentes sources comme des panneaux solaires déployables en cas de besoin (sur votre terrasse ou dans votre jardin par exemple). Je vous conseille par exemple de jeter un oeil sur les produits de la société Bluetti ici.

Conclusions

Si ce qui précède peut sembler excessivement pessimiste, je pense néanmoins que chaque entreprise et chaque individu devrait se poser la question de sa propre résilience numérique et de la manière dont il peut la renforcer.

Pour les entreprises, il est temps d’ inclure ce type de scénario dans les exercices de gestion des risques.

Troublé par les derniers événements, j’ ai commencé à mettre en place mon propre plan de résilience numérique et je me suis rendu compte de la complexité de l’ exercice. C’est pourquoi j’ ai tenu à rédiger cet article à des fins de sensibilisation.

Je vous encourage à y réfléchir. Un homme averti en vaut deux.